Quand j'ai terminé avec succès ma rhéto (terminale), mon père me dit: « Il n'y avait pas grand -chose de bon chez les nazis sauf peut-être ceci: à la fin de leurs études secondaires les jeunes gens devaient faire un stage comme ouvrier avant d'entreprendre leurs études supérieures »
Suivant ce conseil et souhaitant gagner un peu d’argent je me mis à la recherche d'un petit job, je commençais à désespérer de l'obtenir quand une connaissance me signala qu'un de ses amis chasseurs, Carmin , cherchait un manoeuvre pour remplacer un de ses ouvriers, blessé. Je pris contact et me présentai au chantier: une petite entreprise fabriquant des produits en béton.
Je fus engagé pour un mois ce qui me convenais.
La journée commençait à huit heures et comptait neuf heures de travail, rétribuées à 25 Bef ( 0,625 euros) par heure. Nous étions en 1965. Pour arriver au boulot j'utilisais un vélo sur un trajet de 7km assez accidenté. J'y retrouvai Maurice un apprenti de 16ans, les patrons, Carmin et son frère, assez âgés ne participaient au travail qu'exceptionnellement.
Le labeur était fort physique: charger les brouettes de gravier, de sable ou des sacs de ciment, remplir la bétonnière, vérifier la qualité du mélange, remplir le(s) moule(s) , vibrer le mélange puis le moment venu démouler.
Au début j'en ai drôlement bavé, je guettais les moments de pause: 9h manger une tartine, une demi-heure à midi puis enfin le rangement et le nettoyage des outils précurseurs de la fin de journée à 17h30. Je reprenais alors , éreinté mon vélo pour rentrer péniblement à la maison. A mes côtés Maurice abattait l'ouvrage avec facilité, je l'enviais .
Après une semaine le métier rentrait au rythme de mon développement musculaire, je respectais et admirais désormais les travailleurs physiques et me liais d'amitié avec l'équipe. Je comprenais le sens de la plus grave insulte aux yeux des fermiers hesbignons: fainéant!
Depuis je salue tous ceux qui « boutent » (travaillent durement) manuellement ou intellectuellement. Carmin et son frère avaient débuté comme ouvriers, ils travaillaient « aux pièces » pour leur patron puis rentrés chez eux ils « faisaient une autre journée », ils purent ainsi se « mettre à leur compte » et créer leur petite entreprise, maintenant à l'âge de la retraite ils souhaitaient « remettre leur affaire ».
Je découvris aussi l'avantage d'être patron: Maurice et moi gagnions chacun 225 Bef par jour et en moins d'une journée nous fabriquions une dizaine de tuyaux de collecteur d'égout vendus 540 Bef pièce ! Matières premières : eau, sable, gravier, ciment, un peu d'énergie électrique ; outillage: pelles, bétonnière, moule, vibreur depuis longtemps amortis alors faites le compte!
Cela étant chapeau à Carmin et son frère qui ont créé de toutes pièces leur entreprise ! Néophyte j'ai aussi commis quelques erreurs , je me souviens d'une citerne ratée que Carmin réussit à « rattraper » in extremis en disant « faire et défaire c'est toujours travailler » .
Une autre performance consistait à décharger un camion dix tonnes de sacs de ciment en une demi-heure, Maurice et moi. Noria pénible car ces sacs de 50 kg présentent peu de prises et étaient brûlants.
Ma dernière semaine vit le retour du blessé, Firmin, je devenais moins nécessaire et mon travail s'allégea un peu sauf les quelques jours où il fallut fabriquer des parpaings ( des blocs) à marché (aux pièces). Le contrat de Firmin consistait à produire 600 blocs, après il rentrait chez lui. A trois nous devions alimenter la chaîne: préparer les mélanges, placer les planchettes sous la vibreuse, remplir les moules, prévibrer, achever le remplissage, démouler, emporter les blocs et recommencer. Bref les cadences infernales !
En fin de compte je gagnai 4500 Bef (112,5 euros), une expérience humaine qui compte et surtout je n'ai pas bu une seule chope de bière en première année de fac ce qui m'a sans doute sauvé ! Pensez donc une chope = 20 minutes de béton !